"Il y a deux mondes, « le
visible et l’invisible », selon l’expression du Credo – le monde que nous
voyons, et le monde que nous ne voyons pas ; et le monde que nous ne voyons pas
existe aussi réellement que le monde que nous pouvons voir. Le monde que nous
voyons, nous savons qu’il existe parce que nous le voyons. Nous n’avons
qu’à lever les yeux et regarder autour de nous pour en avoir la preuve ; nos
yeux nous le disent […] Il n’en est pas moins vrai qu’en dépit de ce monde
universel que nous voyons, il y a un autre monde qui s’étend en quelque sorte
tout à fait au loin, qui nous est pour ainsi dire tout à fait fermé et qui est
très extraordinaire ; un autre monde qui s’étend tout autour de nous, quoique
nous ne le voyons pas, et qui est plus étonnant que le monde que nous voyons,
pour cette raison, à défaut d’autre, qu’il échappe à nos regards […] Avant tout,
il y a Celui qui est au-dessus de toutes choses, qui les a toutes crées, devant
qui elles sont comme si elles n’étaient pas, et avec qui rien ne peut entrer en
comparaison […] D’où il résulte que les choses que nous voyons ne sont qu’une
partie, et une partie secondaire, des êtres qui sont autour de nous, ne
serait-ce que pour la simple raison que le Dieu tout-puissant, l’Être des
êtres, n’en fait pas partie, mais se trouve parmi les choses qu’on ne voit pas.
Une fois, et une fois seulement
pendant trente-trois ans, il a
bien voulu devenir l’un des êtres que nous
voyons, lorsque Lui, qui était la seconde personne de la Toujours bénie
Trinité, naquit, par une miséricorde qui n’a pas de nom, de la Vierge Marie,
dans ce monde sensible. Alors on Le vit, on L’entendit, on Le toucha. Il
mangea, Il but, Il dormit, Il conversa, alla et vint, et agit comme les autres
hommes. Mais, à l’exception de cette courte période, sa présence n’a jamais été
perceptible. Jamais Il ne nous a donné de preuves sensibles de son existence.
Il vint, puis se retira derrière le voile, et, pour chacun de nous
individuellement, il est comme s’Il ne s’était jamais montré. Nous avons une expérience
aussi faible que possible de sa présence. Et pourtant Il vit éternellement.
[…] Les hommes se croient les
maîtres du monde et capables de faire ce qu’ils veulent. Ils considèrent que
cette terre est leur propriété, et que tout ce qui s’y fait dépend d’eux, alors
qu’il s’y trouve d’autres maîtres qu’eux, et qu’elle est le théâtre d’un
conflit beaucoup plus tragique qu’ils ne sont capables de le concevoir. Elle
renferme ces humbles créatures du Christ qu’ils méprisent et ces anges auxquels
ils ne croient pas : et ceux-ci, finalement, en prendront possession et se
manifesteront. Maintenant toutes choses, apparemment, continuent à
être ce qu’elles étaient depuis le commencement de la création, et les
railleurs demandent : où est donc la promesse de sa venue ? Mais, au
temps fixé, il y aura une manifestation des enfants de Dieu, et les saints cachés
brilleront comme des soleils dans le royaume de leur Père. Quand les
anges apparurent aux bergers, leur apparition fut soudaine. Soudain, dit
le texte, apparut avec l’ange une multitude d’esprits célestes. L’étrange
vision en vérité ! Jusqu’à ce moment pourtant la nuit où cela se passa n’avait
pas différé d’une autre nuit ; les bergers gardaient leurs troupeaux ; ils
attendaient que la nuit fut passée ; les étoiles scintillaient – c’était
minuit. Ils n’avaient aucune idée d’un tel prodige, quand les anges se
montrèrent. Tant il y a de puissance et de vertu cachées dans les choses qu’on
ne voit pas et qui se manifesteront quand Dieu le voudra … Elles se manifesteront
définitivement quand le Christ reviendra au dernier jour dans la gloire de
son Père avec ses saints anges. Alors ce monde disparaîtra, et l’autre
resplendira.
[…] Aussi disons-nous chaque
jour « que votre règne arrive », ce qui veut dire : ô Seigneur,
montrez-vous, manifestez-vous, vous qui êtes assis au milieu des chérubins,
montrez-vous ; déployez votre force et venez nous aider. La terre que nous
voyons ne nous satisfait pas ; ce n’est qu’un commencement ; ce n’est qu’une
promesse d’un au-delà ; même dans sa plus grande joie, quand elle se couvre de
toutes ses fleurs et qu’elle montre tous ses trésors cachés de la manière la
plus attirante, même cela ne nous suffit pas. Nous savons qu’il y a en elle
beaucoup plus de choses que nous n’en voyons. Un monde de saints et d’anges, un
monde glorieux, le palais de Dieu, la montagne du Seigneur des armées, la
Jérusalem céleste, le trône de Dieu et du Christ, toutes ces merveilles,
éternelles, toutes précieuses, mystérieuses et incompréhensibles, se cachent
derrière ce que nous voyons. Ce que nous voyons n’est que l’écorce extérieure
d’un royaume éternel ; et c’est sur ce royaume que nous fixons les yeux de
notre foi. Montrez-vous, ô Seigneur, comme au temps de votre nativité, où les
anges visitèrent les bergers ; que votre gloire s’épanouisse comme les fleurs
et le feuillage sur les arbres ; changez par votre toute-puissance ce monde
visible en cet autre monde plus divin que nous ne voyons pas encore ; détruisez
ce que nous voyons afin qu’il passe et se transforme en ce que nous croyons. Si
brillant que soit le soleil,et le ciel, et les nuages, si verdoyants que soient
les feuilles et les champs, si doux que soit le chant des oiseaux, nous savons
que tout n’est pas là, et nous ne prendrons pas la partie pour le tout. Ces
choses procèdent d’un centre d’amour et de bonté qui est Dieu lui-même ; mais
elles ne sont pas sa plénitude. Elles parlent du ciel, mais elles ne sont pas
le ciel ; elles ne sont, en quelque sorte, que des rayons égarés et une faible
réflexion de son image ; elles ne sont que des miettes de la table. Nous
attendons la venue du jour de Dieu où tout le monde extérieur, si brillant
qu’il soit, périra ; où les cieux s’embraseront, où la terre se dissoudra. Nous
pourrons en supporter la perte, car nous savons que ce ne sera que la
suppression d’un voile. Nous savons qu’écarter le monde visible sera manifester
le monde invisible. Nous savons que ce que nous voyons est comme un écran qui
nos cache Dieu et le Christ et ses saints et ses anges. Et nous prions
ardemment pour la dissolution de tout ce que nous voyons, parce que nous
languissons après ce que nous ne voyons pas.
JOHN HENRY NEWMAN (1801-1890)
The invisible World.
Parochial and plain sermons, vol. IV,
sermon 1. Trad. Henri Brémond.