dimanche 29 décembre 2019

La réalité du monde invisible



"Il y a deux mondes, « le visible et l’invisible », selon l’expression du Credo – le monde que nous voyons, et le monde que nous ne voyons pas ; et le monde que nous ne voyons pas existe aussi réellement que le monde que nous pouvons voir. Le monde que nous voyons, nous savons qu’il existe parce que nous le voyons. Nous n’avons qu’à lever les yeux et regarder autour de nous pour en avoir la preuve ; nos yeux nous le disent […] Il n’en est pas moins vrai qu’en dépit de ce monde universel que nous voyons, il y a un autre monde qui s’étend en quelque sorte tout à fait au loin, qui nous est pour ainsi dire tout à fait fermé et qui est très extraordinaire ; un autre monde qui s’étend tout autour de nous, quoique nous ne le voyons pas, et qui est plus étonnant que le monde que nous voyons, pour cette raison, à défaut d’autre, qu’il échappe à nos regards […] Avant tout, il y a Celui qui est au-dessus de toutes choses, qui les a toutes crées, devant qui elles sont comme si elles n’étaient pas, et avec qui rien ne peut entrer en comparaison […] D’où il résulte que les choses que nous voyons ne sont qu’une partie, et une partie secondaire, des êtres qui sont autour de nous, ne serait-ce que pour la simple raison que le Dieu tout-puissant, l’Être des êtres, n’en fait pas partie, mais se trouve parmi les choses qu’on ne voit pas. 

Une fois, et une fois seulement pendant trente-trois ans, il a
bien voulu devenir l’un des êtres que nous voyons, lorsque Lui, qui était la seconde personne de la Toujours bénie Trinité, naquit, par une miséricorde qui n’a pas de nom, de la Vierge Marie, dans ce monde sensible. Alors on Le vit, on L’entendit, on Le toucha. Il mangea, Il but, Il dormit, Il conversa, alla et vint, et agit comme les autres hommes. Mais, à l’exception de cette courte période, sa présence n’a jamais été perceptible. Jamais Il ne nous a donné de preuves sensibles de son existence. Il vint, puis se retira derrière le voile, et, pour chacun de nous individuellement, il est comme s’Il ne s’était jamais montré. Nous avons une expérience aussi faible que possible de sa présence. Et pourtant Il vit éternellement. 

[…] Les hommes se croient les maîtres du monde et capables de faire ce qu’ils veulent. Ils considèrent que cette terre est leur propriété, et que tout ce qui s’y fait dépend d’eux, alors qu’il s’y trouve d’autres maîtres qu’eux, et qu’elle est le théâtre d’un conflit beaucoup plus tragique qu’ils ne sont capables de le concevoir. Elle renferme ces humbles créatures du Christ qu’ils méprisent et ces anges auxquels ils ne croient pas : et ceux-ci, finalement, en prendront possession et se manifesteront. Maintenant toutes choses, apparemment, continuent à être ce qu’elles étaient depuis le commencement de la création, et les railleurs demandent : où est donc la promesse de sa venue ? Mais, au temps fixé, il y aura une manifestation des enfants de Dieu, et les saints cachés brilleront comme des soleils dans le royaume de leur Père. Quand les anges apparurent aux bergers, leur apparition fut soudaine. Soudain, dit le texte, apparut avec l’ange une multitude d’esprits célestes. L’étrange vision en vérité ! Jusqu’à ce moment pourtant la nuit où cela se passa n’avait pas différé d’une autre nuit ; les bergers gardaient leurs troupeaux ; ils attendaient que la nuit fut passée ; les étoiles scintillaient – c’était minuit. Ils n’avaient aucune idée d’un tel prodige, quand les anges se montrèrent. Tant il y a de puissance et de vertu cachées dans les choses qu’on ne voit pas et qui se manifesteront quand Dieu le voudra … Elles se manifesteront définitivement quand le Christ reviendra au dernier jour dans la gloire de son Père avec ses saints anges. Alors ce monde disparaîtra, et l’autre resplendira. 

[…] Aussi disons-nous chaque jour « que votre règne arrive », ce qui veut dire : ô Seigneur, montrez-vous, manifestez-vous, vous qui êtes assis au milieu des chérubins, montrez-vous ; déployez votre force et venez nous aider. La terre que nous voyons ne nous satisfait pas ; ce n’est qu’un commencement ; ce n’est qu’une promesse d’un au-delà ; même dans sa plus grande joie, quand elle se couvre de toutes ses fleurs et qu’elle montre tous ses trésors cachés de la manière la plus attirante, même cela ne nous suffit pas. Nous savons qu’il y a en elle beaucoup plus de choses que nous n’en voyons. Un monde de saints et d’anges, un monde glorieux, le palais de Dieu, la montagne du Seigneur des armées, la Jérusalem céleste, le trône de Dieu et du Christ, toutes ces merveilles, éternelles, toutes précieuses, mystérieuses et incompréhensibles, se cachent derrière ce que nous voyons. Ce que nous voyons n’est que l’écorce extérieure d’un royaume éternel ; et c’est sur ce royaume que nous fixons les yeux de notre foi. Montrez-vous, ô Seigneur, comme au temps de votre nativité, où les anges visitèrent les bergers ; que votre gloire s’épanouisse comme les fleurs et le feuillage sur les arbres ; changez par votre toute-puissance ce monde visible en cet autre monde plus divin que nous ne voyons pas encore ; détruisez ce que nous voyons afin qu’il passe et se transforme en ce que nous croyons. Si brillant que soit le soleil,et le ciel, et les nuages, si verdoyants que soient les feuilles et les champs, si doux que soit le chant des oiseaux, nous savons que tout n’est pas là, et nous ne prendrons pas la partie pour le tout. Ces choses procèdent d’un centre d’amour et de bonté qui est Dieu lui-même ; mais elles ne sont pas sa plénitude. Elles parlent du ciel, mais elles ne sont pas le ciel ; elles ne sont, en quelque sorte, que des rayons égarés et une faible réflexion de son image ; elles ne sont que des miettes de la table. Nous attendons la venue du jour de Dieu où tout le monde extérieur, si brillant qu’il soit, périra ; où les cieux s’embraseront, où la terre se dissoudra. Nous pourrons en supporter la perte, car nous savons que ce ne sera que la suppression d’un voile. Nous savons qu’écarter le monde visible sera manifester le monde invisible. Nous savons que ce que nous voyons est comme un écran qui nos cache Dieu et le Christ et ses saints et ses anges. Et nous prions ardemment pour la dissolution de tout ce que nous voyons, parce que nous languissons après ce que nous ne voyons pas.

 JOHN HENRY NEWMAN (1801-1890)
The invisible World. Parochial and plain sermons, vol. IV, sermon 1. Trad. Henri Brémond.